Asia Bibi. Enfin libre ! Harper Collins Poche, 2020
et Blasphème. Oh ! Editions, 2011
Ecrits avec Anne-Isabelle Tollet
Février 2023 - Tout le monde connaît dans les grandes lignes l’histoire d’Asia Bibi, cette ouvrière agricole pakistanaise chrétienne condamnée à mort en 2010 pour soi-disant blasphème – mais surtout pour avoir bu dans un verre réservé aux musulmanes – et acquittée à l’issue d’une bataille judiciaire de presque 10 ans. Entre 2009 et 2018, Asia Bibi est condamnée par un tribunal local, puis de nouveau par la Haute cour de Lahore, et enfin acquittée par la Cour suprême du Pakistan. Elle passe toutes ces années en prison.
Dans ces livres, écrits avec une journaliste française, elle raconte de l’intérieur cette longue épreuve. On découvre les détails de l’incident qui a tout déclenché, la vie d’Asia dans ses cellules successives, mais aussi les rebondissements juridiques et les implications nationales et internationales de cette affaire, dont elle-même n’a souvent eu connaissance qu’après coup.
« La chrétienne a rempli notre gobelet plusieurs fois, elle a posé dessus ses lèvre impures. Par sa faute, l’eau est haram et on ne peut plus boire ».
Le sauvetage d’Asia Bibi des griffes des islamistes se lit comme un roman (parfois un peu décousu car alternant considérations personnelles et récits avec de nombreux retours en arrière). Qu’elle ait réchappé des conditions atroces où elle était enfermée est déjà un vrai miracle. Elle a résisté aux geôliers psychopathes, au froid, à la maladie, à la malnutrition, au désespoir. Sa foi chrétienne lui a indéniablement donné une force incroyable pour tenir, ainsi que de rarissimes rencontres bienveillantes, tandis qu’au-dehors, des personnalités elles aussi hors du commun s’activaient en sa faveur. La courageuse journaliste Anne-Isabelle Tollet, alors correspondante permanente au Pakistan pour France 24, alertait inlassablement l’opinion publique et les instances internationales, mobilisait les relais, veillait sur Asia depuis le Pakistan d’abord, puis depuis la France après avoir - évidemment - été menacée de mort. Des avocats, juges, politiciens œuvraient à son acquittement ou tentaient d’amoindrir la portée de la loi anti-blasphème. Certains l’ont payé de leur vie : Salman Taseer en 2011, gouverneur du Penjab qui avait pris fait et cause pour elle et lui avait rendu visite en prison ; Shahbaz Bhatti, ministre chrétien des minorités religieuses qui réclamait un amendement de la loi… Peu après l’assassinat de Taseer par son propre garde du corps, son fils, pourtant musulman pieux, a été enlevé et torturé durant cinq ans avant de réussir à s’échapper, et le reste de la famille a fui le pays.
Les projecteurs du monde entier braqués sur cette paysanne devenue symbole ont sans doute contribué à la sauver, mais ils ont simultanément raidi la position des islamistes. Car comme partout sur la planète, l’islam rend susceptible et tout ce qui s’apparente à une critique – surtout de la part du monde occidental – déclenche la fureur, comme après l’intervention du pape en faveur d’Asia.
« Quand on est chrétien au Pakistan, il faut bien sûr un peu baisser les yeux. »
« Même si le gouvernement nous donne les mêmes droits que tout le monde, la société ne nous accepte pas toujours », écrivait Asia en 2011. Au-delà des euphémismes, ses récits donnent un bon aperçu de la vie quotidienne dans un pays musulman.
Ce qui frappe dès les premières pages de « Enfin libre ! », c’est la dureté du traitement réservé aux chrétiens dans ce pays qui en compte moins de 2%. C’est plus que de la discrimination, c’est de la persécution, des coups, des insultes, des humiliations, du harcèlement administratif assumé, des conversions forcées, des enlèvements, des meurtres et viols impunis. Les manuels scolaires regorgent de haine à leur encontre. Un écolier chrétien de l’entourage d’Asia Bibi a été tabassé à mort par des camarades. On est bien au-delà des « inégalités » dénoncées en Occident. Au Pakistan, les chrétiens ont un passeport noir, et non vert comme le reste de la population. Dans les villes ils vivent dans des ghettos, sont appelés choori, littéralement « ceux qui nettoient les toilettes ». Leurs quartiers ou villages sont parfois attaqués au moindre prétexte. Ils sont moins payés que les musulmans, paient plus cher certaines denrées, et leurs enfants vont rarement à l’école. Dans le village du Penjab où vivait l’auteure, la sage-femme refuse de mettre au monde des bébés chrétiens. En prison, où ils sont des centaines à croupir pour des vétilles, ils vivent l’enfer, et souvent disparaissent, roués de coups ou empoisonnés avant même leur procès. Asia elle-même, à partir du moment où la médiatisation internationale la protégeait d’un assassinat trop évident, a dû être strictement isolée et cuisiner la nourriture apportée par son mari. Elle devait entre autres se méfier de son cruel gardien alléché par la récompense promise par un mollah à quiconque la tuerait.
« Dans mon pays, tout le monde s’épie et tout le monde se craint. »
Les prisons sont pleines de gens, musulmans aussi parfois, jetés là pour blasphème à la suite d’une dispute avec quelqu’un d’influent, ou en raison de jalousies. Car la loi anti-blasphème sert surtout à régler ses comptes. « Chrétiens comme musulmans, on vit tous avec la peur au ventre qu’une personne mal intentionnée nous accuse à tort », confie l’auteure. On peut ajouter les hindous et les ahmadis, cette minorité musulmane considérée comme trop occidentalisée. Mais les chrétiens, souffre-douleurs de toute la société, sont des cibles permanentes.
Ainsi, l’accusation de blasphème cristallise la haine contre tout ce qui n’est pas (ou pas assez) musulman. Une haine et une intolérance que les minorités ressentent en particulier au moment du ramadan, où elles doivent manger en cachette « pour ne pas énerver les musulmans, qui sont déjà de très mauvaise humeur pendant cette période ». Le mollah du village aurait fait épargner Asia Bibi si elle s’était convertie à l’islam, ce qui l’aurait obligée à divorcer de son mari chrétien.
Une fois accusé de blasphème, on ne peut pas rester au Pakistan, tant ce pays regorge de fous d’Allah prêts à le venger. « Quand [les « blasphémateurs »] sont innocentés, ce qui est très rares, ils sont systématiquement abattus à la sortie du pénitencier ». Asia et sa famille sont partis vivre au Canada.
La loi sur le blasphème a été ajoutée au Code pénal pakistanais en 1986, dans le cadre d’une politique de réislamisation de la société. L’accusé d’un blasphème envers le Coran encourt la prison à vie. Celui d’un blasphème envers Mahomet, péché et délit suprême, mérite la mort.
La bonne nouvelle, c’est que l’horrible mésaventure d’Asia Bibi et son écho international ont contribué à faire évoluer la loi pakistanaise (désormais, toute fausse accusation de blasphème est – théoriquement du moins – durement sanctionnée). Mais pas forcément les mœurs. Les islamistes restent craints par la classe politique dans ce pays coutumier des mouvements de foules fanatisées. Les juges qui ont acquitté Asia avaient pris soin de s’appuyer sur des règles islamiques. Ils ont pourtant dû eux aussi s’exiler pour leur propre sécurité. Après son acquittement définitif, elle a attendu encore sept longs mois avant d’être autorisée à quitter le pays par un gouvernement soucieux de ne pas déclencher de nouvelles émeutes.
Aujourd’hui, la loi anti-blasphème continue de sévir : en 2019, en son nom, le professeur de littérature Junaid Hafeez, arrêté 6 ans plus tôt, a été condamné à mort. Et son avocat, menacé de mort durant une audience par les avocats de la partie civile (!), assassiné.
Asia a pardonné à ses persécuteurs. Aujourd’hui elle est libre, elle a survécu au châtiment réservé à ceux qui ne se soumettent pas à l’islam, mais à quel prix ? Assassinats d’innocents, familles détruites et contraintes à l’exil, vengeances sur des chrétiens… Elle-même a perdu dix années de vie et sans doute la santé. Elle et sa famille ont subi les traumatismes puis le déracinement. Objets de haine pour les musulmans radicaux du monde entier, elles ne seront jamais totalement en sécurité dans l’Occident d’aujourd’hui, qui accueille si généreusement leurs redoutables ennemis.
Jeannine
Lire aussi : Anne-Isabelle Tollet : La mort n’est pas une solution, Ed. du Rocher, 2015.
Voir aussi la page "Pakistan" de l'index mondial de persécution des chrétiens 2023 de l'association Portes ouvertes